La construction de Vignéras, II (Slavyana Geninska)

\( \def \RR{\mathbb{R}} \) \( \def \CC{\mathbb{C}} \) \( \def \ZZ{\mathbb{Z}} \) \( \def \QQ{\mathbb{Q}} \) \( \def \HH{\mathbb{H}} \) \( \def \bs{\backslash} \) \( \def \ram{\mathrm{Ram}} \) \( \def \fp{\mathfrak{p}} \) \( \def \fq{\mathfrak{q}} \)

(Suite de l’exposé précédent).

Valuations \( \fp \)-adiques

Soit \( K \) un corps de nombres, et soit \( \fp \) un idéal premier dans l’anneau des entiers \( R_K \) (un idéal est dit premier s’il ne peut pas s’écrire comme le produit de deux idéaux plus grands ; par exemple, si \( K = \QQ(\sqrt{10}) \) on a \( R_K = \ZZ[\sqrt{10}] \) et l’idéal principal \( (7) = 7 R_K \) est premier). L’anneau \( R_K \) n’est pas forcément factoriel (il ne l’est pas pour \( K = \QQ(\sqrt{10}) \)), mais on a quand même une factorisation unique pour les idéaux.

Proposition : Si \( x \in R_K \) il existe une unique collection d’entiers positifs \( n_\fp(x) \) pour \( \fp \) un idéal premier de \( R_K \), tels que l’on ait : \( (x) = \prod_\fp \fp^{n_\fp(x)} \).

On fixe un idéal premier \( \fp \) de \( R_K \) et un nombre réel \( 0 < c < 1 \) (on normalise usuellement par \( c = |R_K/\fp|^{-1} \)). Pour \( x \in R_K \), si \( x \not= 0 \) on définit la valuation \( \fp \)-adique de \( x \) par :
\[
v_\fp(x) = c^{n_\fp(x)}
\]
et on pose \( v_\fp(0) = 0 \). On étend cette valuation à \( K \) en posant \( v_\fp(x/y) = v_\fp(x) – v_\fp(y) \) pour \( x, y \in K, \, y \not= 0 \).

Les valuations \( \fp \)-adiques construites ci-dessus représentent (à équivalence près) toutes les valuations non-archimédiennes du corps de nombres \( K \). Avec les valuations archimédiennes provenant des plongements \( K \hookrightarrow \CC \) on a donc toutes les valuations.

Complétions

Si \( v \) est une valuation sur un corps de nombres \( K \), on peut définir une distance sur ce dernier par \( d_v(x,y) = v(x – y) \). On note alors \( K_v \) la complétion de \( K \) pour \( d_v \), c’est un corps valué complet.

Exemples :

  • Si \( v \) est la valuation provenant d’un plogement \( \sigma :\: K \hookrightarrow \CC \) on a \( K_v \cong \RR, \CC\) selon que \( \sigma(K) \subset \RR \) ou non ;
  • Si \( K = \QQ \) et \( v \) est la valuation associée à un nombre premier \( p \) alors \( K_v = \QQ_p \), le corps des nombres \( p \)-adiques.

Si \( v \) est la valuation non-archimédienne associée à un idéal premier \( \fp \) on notera souvent \( K_\fp := K_v \).

Une place de \( K \) est une classe d’équivalence de valuations de \( K \). On dit qu’une place est finie si les valuations associées sont non-archimédiennes, et infinie si elles sont archimédiennes (les place infinies de \( K \) corrrespondent donc aux plongements \( K \hookrightarrow \CC \) à conjugaison complexe près).

Principe local-global pour les algèbres de quaternions

La classification des algèbres de quaternions sur les corps \( \fp \)-adiques est semblable à celle des algèbres réelles :

Théorème : Soit \( K \) un corps de nombres et \( \fp \) un idéal premier de \( R_K \). Il existe une unique (à isomorphisme près) une unique algèbre de quaternions à division sur \( K_\fp \).

En conséquence une algèbre de quaternions \( A \) sur \( K_\fp \) est isomorphe soit à cette dernière, soit à \( M_2(K_\fp) \).

Définition : Soit \( A \) une algèbre de quaternions sur un corps de nombres \( K \) et \( v \) une valuation (ou place). Si \( A_v := A \otimes K_v \) est une algèbre à division on dit que \( A \) est ramifiée en \( v \) ; sinon on dit que \( A \) est scindée en \( v \).

Théorème : Soit \( A \) une algèbre de quaternions sur \( K \). Le nombre de places de \( K \) auxquelles \( A \) est ramifiée est fini, et son cardinal est pair.

On note :

  • \( \ram(A) \) l’ensemble des places de \( K \) où \( A \) ramifie ;
  • \( \ram_\infty(A) \) l’ensemble des places infinies où \( A \) ramifie ;
  • \( \ram_f(A) = \ram(A) \setminus \ram_\infty(A) \).

On voit que les algèbres de quaternions utilisées pour construire les groupe fuchsiens arithmétiques sont celles pour lesquelles \( \ram_\infty(A) \) contient toutes les places infinies de \( K \) sauf une.

Le principe local-global pour les algèbres de quaternions sur les corps de nombres est le théorème de classement suivant.

Théorème : Soient \( A, A’ \) deux algèbres de quaternions sur \( K \). Elles sont isomorphes si et seulement si \( \ram(A) = \ram(A’) \).

Si \( S \) est une ensemble fini de places de \( K \) de cardinal pair il existe une algèbre de quaternions \( A \) sur \( K \) telle que \( \ram(A) = S \).

Une conséquence du théorème est que \( \ram(A) = \emptyset \) implique que \( A \cong M_2(K) \). En particulier, si \( \mathcal O \) est un ordre dans \( A \) alors \( \Gamma(\mathcal O \) est un groupe fuchsien cocompact si et seulement si \( \ram(A) \not= \emptyset \).

La construction de Vignéras, fin

On peut enfin finir de décrire la construction de Vignéras de surfaces hyperboliques isospectrales. Soit \( K = \QQ(\sqrt{10}) \) ; soit \( A \) l’algèbre de quaternions qui soit ramifiée en la place infinie de \( K \) correspondant au plongement \( \sqrt{10} \mapsto -\sqrt{10} \) (de sorte que les ordres de \( A \) donnent des groupes fuchsiens), et en la place finie correspondant à l’idéal premier \( (7) \). On rappelle que :

  1. Comme \( \ram(A) \not= \emptyset \), pour n’importe quel ordre \( \mathcal O \subset A \) l’orbifold \( \Gamma(\mathcal O) \bs \HH^2 \) est compact.
  2. On peut montrer qu’il existe deux ordres maximaux \( \mathcal O_1, \mathcal O_2 \) dans \( A \) qui ne soient pas conjugués par un élément de \( A^\times \) (on peut en fait calculer le nombres de classes de conjugaisons d’idéaux maximaux). Les orbifolds \( \Gamma(\mathcal O_i) \bs \HH^2 \) ne sont donc pas isométriques l’une à l’autre, par la proposition vue la semaine dernière.
  3. D’après le théorème énoncé la semaine dernière les orbifolds \( \Gamma(\mathcal O_i) \bs \HH^2 \) sont isospectrales l’une à l’autre.

Il reste à montrer que \( \Gamma(\mathcal O_i) \bs \HH^2 \) sont des surfaces, autrement dit que les groupes fuchsiens \( \Gamma(\mathcal O_i) \) ne contiennent pas d’élément de torsion. On a vu la semaine dernière que le choix de \( K = \QQ(\sqrt{10}) \) implique que \( A^\times \) ne contient pas d’élément d’ordre fini différent de \( 2,3,4 \) et \( 6 \) ; il reste à montrer que le choix de \( A \) ci-dessus interdit les éléments d’ordres \( 3,4 \) et \( 6 \).

On avait aussi montré que pour ce faire il est suffisant que l’on n’aie pas de plongement des corps quadratiques imaginaires \( \QQ(\sqrt{-1}), \, \QQ(\sqrt{-3}) \) dans \( A \). Cette condition se vérifie localement à l’aide du critère suivant :

Théorème : Soit \( L/K \) une extension quadratique. Pour une algèbre de quaternions \( A/K \) les conditions suivantes sont équivalentes :

  1. \( L \hookrightarrow A \) ;
  2. \( A \otimes L \cong M_2(K) \) ;
  3. Pour toute place \( v \in \ram(A) \) l’algèbre \( L \otimes K_v \) est un corps.

Soit \( L = K(\sqrt{-1}) = \QQ(\sqrt{10},\sqrt{-1}) \). A la place infinie où \( A \) ramifie on a \( L\otimes K \cong \CC\). Il faut donc vérifier la condition 3. ci-dessus à la place finie, i.e. montrer que l’on a \( K_7 \otimes L \cong K_7 \times K_7 \).

Soit \( \fq \) l’idéal \( (7) = 7 R_L \). Il y a trois possibilités vis-à-vis de sa factorisation sur \( L \) en idéaux premiers :

  1. \( \fq = \fp \bar\fp \) pour des idéaux premiers \( \fp, \bar \fp \) distincts ;
  2. \( \fq = \fp^2 \) pour un idéal premier \( \fp \) ;
  3. \( \fq \) lui-même est premier.

Dans les cas ii. et iii. on a respectivement \( L \otimes K_7 \cong L_\fp,\, L_\fq \). Il faut donc montrer que l’on est dans le cas i. : on a alors \( L_\fp \cong L_{\bar \fp} \cong K_7 \) et
\[
L \otimes K_7 \cong L_\fp \times L_{\bar \fp} \cong K_7 \times K_7.
\]
Sur \( L \) on a la factorisation :
\[
(7) = \left((\sqrt{10}/2 – 1)\sqrt{-1} + \sqrt{10}/2 + 1 \right) \cdot \left( (\sqrt{10}/2 + 1)\sqrt{-1} + \sqrt{10}/2 – 1) \right)
\]
et on peut vérifier les deux idéaux premiers à droite sont distincts. On ne peut donc pas avoir \( K(\sqrt{-1}) \hookrightarrow A \) et il suit que \( A^\times \) ne contient pas d’élément d’ordre \( 4 \).

De la même manière, si \( M = K(\sqrt{-3}) \) on a la factorisation sur \( M \) suivante :
\[
(7) = \left( -3\sqrt{-3}/2 – 1/2 \right) \cdot \left( 3\sqrt{-3}/2 – 1/2 \right)
\]
qui montre que l’on a \( M \otimes K_7 \cong K_7 \times K_7 \) et donc que \( M \) ne se plonge pas dans \( A \), soit encore que \( A ^\times \) ne contient pas d’élément d’ordre \( 3 \) ou \( 6 \).

Références (pour les trois exposés)

Une référence couvrant tout le contenu exposé (et beaucoup plus) est :

  • Colin MacLachlan et Alan Reid, The arithmetic of hyperbolic 3–manifolds, Springer GTM 2003.

L’article originel de Vignéras a été repris et corrigé dans un livre écrit peu après, les références exactes sont :

  • Marie-France Vignéras, Variétés riemanniennes isospectrales et non isométriques, Annals of Mathematics 112, 1980.
  • Marie-France Vignéras, Arithmétique des algèbres de quaternions, Springer Lecture Notes 800, 1980.

Le genre des surfaces construites par Vignéras n’est pas raisonnable (supérieur à \( 10^5 \) ) ; une amélioration quantitative de sa construction est donnée dans :

  • Ben Linowitz, John Voight, Small isospectral and nonisometric orbifolds of dimension 2 and 3, Mathematische Zeitschrift 281 (2015), http://arxiv.org/abs/1408.2001.