Unique ergodicité quantique : le théorème de Lindenstrauss

Conjecture (unique ergodicité quantique, Rudnick–Sarnak) : Soit \( M \) une variété riemannienne fermée (compacte, sans bord) dont les courbures sectionnelles sont strictement négatives. Si \( \phi_j \) est une suite orthonormée de fonctions propres du Laplacien sur\( M \) alors on a la convergence faible
\[
| \phi_j |^2 ~d\mathrm{vol} \to d\mathrm{vol}/ \mathrm{vol}(M).
\]

L’hypothèse que \( \mathrm{sec}(M) < 0 \) implique que le flot géodésique de \( M \) est ergodique : on peut donc voir la conjecture comme une précision au théorème de Shnirelman dans ce cadre plus restreint. Contrairement à ce dernier cette conjecture concerne toutes les fonctions propres sur la variété : en particulier elle n’est pas vraie pour les tores plats.

L’énoncé ci-dessus est très spéculatif et complètement ouvert en général : un des résultats positifs dans sa direction est le suivant.

Théorème (Lindenstrauss) : Si \( S \) est une surface hyperbolique arithmétique et si les \( \phi_j \) sont des fonctions propres de tous les opérateurs de Hecke de \( S \) alors la conclusion ci-dessus est vraie.

Remarques

  • La notion d' »arithméticité » requise par le théorème est un peu plus forte que l’habituelle (il faut que la surface \( S \) soit « de congruence »).
  • Les opérateurs de Hecke sont des opérateurs bornés autoadjoints qui commutent au Laplacien et entre eux : en particulier il existe des familles de fonctions propres satisfaisant aux hypothèses du théorème.
  • Le théorème de Lindenstrauss implique l’unique ergodicité quantique en général (sur des surfaces arithmétiques) si on sait démontrer que les multiplicités des valeurs propres du Laplacien sur une surface arithmétique sont bornées (ce qui est complètement hors de portée pour le moment).
  • Conditionnellement à l’hypothèse de Riemann généralisée le résultat était connu avant les travaux de Lindenstrauss via des méthodes de théorie analytique des nombres (Thomas Watson).

Flot géodésique des surfaces hyperboliques

Dans la suite on note \( \mathbb H^2 \) le plan hyperbolique : on utilisera le modèle \( \mathbb H^2 = G/K \) où \( G = \mathrm{PSL}_2(\mathbb R) \) et \( K = \mathrm{PSO}(2) \). On a alors les modèles suivants :

  • Le fibré unitaire \( T^1 \mathbb H^2 \) est identifié à \( G = \mathrm{PSL}_2(\mathbb R) \) ;
  • la mesure de Liouville est la mesure de Haar de \( G \) (qui est bi-invariante) ;
  • le flot géodésique correspond à la multiplication à droite par les matrices
    \[
    a(t) = \left( \begin{array}{cc} e^{t/2} & 0 \\ 0 & e^{-t/2} \end{array} \right),
    \]
    autrement dit si \( \Phi^t \) est le flot géodésique et \( x \in T^1\mathbb H^2 = G \) on a \( \Phi^t x = xa(t) \).

Soit \( S \) une surface hyperbolique (i.e. à courbure sectionnelle constante \( -1 \)) compacte ; il existe un sous-groupe discret, sans torsion et cocompact \( \Gamma \le \mathrm{PSL}_2(\mathbb R) \) tel que \( S \) soit isométrique au quotient \( \Gamma \backslash \mathbb H^2 \). Le fibré unitaire de \( S \) s’identifie alors à \( \Gamma \backslash G \) et le flot géodésique à la multiplication à droite par \( a(t) \).

On notera \( A \) le sous-groupe à un paramètre composé des éléments \( a(t),\, t \in \mathbb R \). Une mesure \( \nu \) sur le fibré unitaire \( T^1S \) est alors invariante par le flot géodésique si et seulement si elle est, via l’identification du fibré unitaire à \( \Gamma \backslash \mathrm{PSL}_2(\mathbb R) \), invariante à droite par le sous-groupe \( A \) (on dira dans la suite qu’elle est \( A\)-invariante, sans plus de précision).

Classification des mesures invariantes

On choisit des relevés microlocaux \( \nu_j \) des mesures \( | \phi_j |^2 ~d\mathrm{vol} \) : de tels relevés existent et peuvent être construits assez explicitement. On considère alors une limite faible \( \nu \in \mathrm{Prob}( \Gamma \backslash G) \) d’une sous-suite des \( \nu_j \) (on rappelle que \( G = \mathrm{PSL}_2(\mathbb R) \) est identifié au fibré tangent unitaire \( T^1 \mathbb H^2 \)). La mesure \( \nu \) est une mesure invariante sous l’action par multiplication à droite du groupe diagonal \( A \le G \).

Il existe de nombreuses telles mesures en-dehors de la mesure de Liouville (par exemple celles supportées sur une géodésique fermée, ou sur une lamination géodésique). Il faut donc établir des propriétés supplémentaires de \( \nu \) pour espérer conclure qu’elle est égale à la mesure de Liouville.

Entropie positive

On note
\[
u^+(x) = \left( \begin{array}{cc} 1 & x \\ 0 & 1 \end{array} \right), \, u^-(x) = \left( \begin{array}{cc} 1 & 0 \\ x & 1 \end{array} \right)
\]
et
\[
B(\varepsilon, \tau) = \{ a(t) u^+(x) u^-(y) :\: | t | \le \tau, \, |x|, |y| \le \varepsilon \}
\]
qui est un voisinage de l’identité dans \( G \). Une mesure \( \nu \) sur \( \Gamma \backslash G \) est dite d’entropie fortement positive s’il existe \( c > 0 \) et pour tout \( \tau > 0 \) un \( C(\tau) > 0 \) tels que l’on ait :
\[
\nu(xB(\varepsilon, \tau)) \le C(\tau) \varepsilon^c
\]
pour touts \( x \in T^1S \) et \( \varepsilon > 0 \).

La condition qu’une mesure soit d’entropie fortement positive interdit en particulier qu’elle ait des composantes ergodiques suppportées sur des géodésiques fermées. Un résultat plus faible (« entropie positive ») a été démontré pour toutes les mesures limites sur les variétés dont le flot géodésique est Anosov (par exemple celles de courbures sectionnelles \( < 0 \)) par Nalini Anantharaman.

Limites arithmétiques

Sous l’hypothèse que \( \Gamma \) est un réseau arithmétique de congruence il existe des opérateurs \( T_p \) pour \( p \) un nombre premier (en-dehors d’un ensemble fini ne dépendant que de \( S \)) que l’on appelle opérateurs de Hecke et qui ont les propriétés listées plus haut.

En conséquence il existe une base hilbertienne \( \phi_j \) de \( L^2(M) \) composée de fonctions propres simultanément pour le Laplacien et les opérateurs de Hecke \( T_p \). On notera \( \nu_j \) les relevés microlocaux des \( \phi_j \).

Les opérateurs \( T_p \) se relèvent en des opérateurs sur \( L^2(T^1 S)\). Une mesure \( \nu \) est alors dite \( T_p \)-récurrente si pour tout borélien \( \Omega \subset T^1M \) de mesure positive il existe un entier\( n > 0 \) tel que
\[
\int_{T^1 S} 1_\Omega T_p^n1_\Omega d\nu > 0.
\]
Les deux résultats suivants impliquent le théorème d’unique ergodicité quantique énoncé plus haut.

Proposition (Bourgain–Lindenstrauss) : Si on prend pour les \( \phi_j \) les éléments de cette base alors toute mesure limite \( \nu \) vérifie les propriétés suivantes :

  • elle est d’entropie fortement positive ;
  • elle est \( T_p \)-récurrente pour tout \( p \).

Théorème (Lindenstrauss) : Toute mesure de probabilité sur \( \Gamma \backslash G \) qui est à la fois d’entropie fortement positive, \( A \)-invariante et \( T_p \)-récurrente pour au moins un \( p \) est égale à la mesure de Liouville.